propos de peintre

Entretien avec le peintre Claude-Luca Georges

« L'espace éprouvé du tableau »

Reçues dans l'atelier du peintre au Bateau Lavoir, Agnès Vigué-Camus et Monique Variéras, psychologues et psychanalystes, l'interviewaient pour la revue argentine  du CIEN El Niño dont elles sont correspondantes francophones. Centre Interdisciplinaire sur L'ENfant, le CIEN est une institution internationale qui rassemble des professionnels de diverses disciplines (éducateurs, enseignants, médecins, sociologues, psychologues, écrivains, artistes, architectes...) soucieux de traiter les difficultés et les impasses qu'ils rencontrent auprès des enfants et des adolescents pris dans les mutations du lien social. Ils se réunissent autour d'un axe de recherche au sein de laboratoires orientés par la psychanalyse lacanienne. Agnès Vigué-Camus est la vice présidente du CIEN.

L'entretien a été également publié dans le bulletin électronique des laboratoires Electro-CIEN dont Monique Variéras est  responsable.

«  La transgression de Gongora », 2011
125 x 100 cm

Le peintre Claude-Luca Georges a reçu Monique Varieras et Agnès Vigué-Camus  dans son atelier du Bateau Lavoir. Elles avaient quelques questions à lui poser, sur son œuvre, sur le regard qu’il pose sur le monde de la peinture.

Monique Varieras : Claude-Luca, lors de votre très belle exposition à l’Abbaye Aux Dames de Saintes, en Charente Maritime, et lors de votre intervention à la journée du Cien, vous utilisiez la notion d’espaces harmoniques. Pouvez-vous nous l’expliquer ?

Claude-Luca Georges : Il faut sans doute partir du geste. Grâce à la notion de geste Lacan ouvre, je crois, la voie permettant d’approcher le fait pictural. Le geste pour lui est un mouvement du corps qui, à la différence du coup, ne bute pas, se réalisant à travers le seul passage. Dans son séminaire XI (à la fin du chapitre Qu’est ce qu’un tableau) il donne un exemple concernant la danse, cela à propos de l'Opéra de Pékin, où «  on ne se cogne jamais , on glisse dans des espaces différents où se répandent des suites de gestes ». Par ailleurs, il me semble que pour lui - mais je ne suis pas tout à fait assuré de ma compréhension -  le tableau exprimerait le corps grâce à la trace du geste du peintre. Et en effet, celle ci peut être bien présente, comme notamment  dans la peinture chinoise à l’encre. Mais il y a beaucoup d’oeuvres, surtout en Occident, qui ne portent pas de traces de gestes ou fort peu. C’est généralement le cas dans la peinture de la Renaissance, et tout particulièrement dans celle que Federico Zeri appelle la vraie Renaissance, par opposition à une pseudo-Renaissance. Ainsi, chez Van Eyck ou chez Leonard de Vinci, le geste n’a pas laissé de trace et il en est de même chez Caravage, principal épigone de la  vraie Renaissance. Donc comment passer de la danse qui illustre très bien ce que dit Lacan, à la peinture ?

Nombreux sont les témoignages qui recoupent plus ou moins celui de Rothko disant « mon tableau est mon corps ». Mais si le tableau est bien un corps, celui ci n’exprime pas toujours le corps réel du peintre. Il peut naître de gestes qui, non seulement ne sont pas décelables dans le rendu de l’œuvre, mais produisent un effet pictural différent de l’effet qui est lié, pour le peintre, à leur exécution. Ce type d’écart est par exemple très manifeste avec la technique dite de Van Eyck, où il s’agit de déposer la pâte comme les flocons d’une neige vierge de toute trace.

Ce qui produit un effet de corps est le fait que l’œuvre est tissée de passages visuels. Certains sont créés par des traces de gestes, d’autres non.

Agnès Vigué-camus : Comment se construisent ces passages visuels ?

C-L.G : Les passages visuels peuvent être des continuités de l’ordre de la surface, par exemple celle d’une teinte dominante. Ainsi dans le Bacchus du Caravage évoqué par Lacan, toutes les teintes comportent une part plus ou moins importante de brun chaud ; le fond bien sûr, mais aussi les clairs des linges et de la carnation, le rouge ou le vert des feuilles de vigne.

« Bacchus » (95X85cm) Florence, Galerie des Offices

Certaines continuités de surface sont comme des trames, souvent d’ailleurs composées de touches. Il suffit de penser à Van Gogh, à Cézanne ou aux pointillistes. Il y a aussi les continuités de trait, lesquelles bien sur fréquemment expriment le geste du peintre. Mais le passage de la vision peut aussi tenir à des correspondances, certains aspects apparentés se répondant à travers l’œuvre, comme par exemple les formes plus ou moins géométriques dispersées dans les œuvres cubistes, ou les formes déchiquetées que l’on peut voir en différents endroits du tableau de De Kooning, Woman VI , ici reproduit.

« Woman VI »
(174 x 148,6 cm)
Carnegie institute, Pittsburgh - USA

Cette circulation de l’œil à travers les couleurs et les formes crée une impression de corps qui est celle du corps que je dirai éprouvé, corps en quelque sorte aveugle, se vivant dans l’organique de son espace, espace des gestes comme des mouvements internes.

Ce n’est pas l’espace illusionniste qui apparaît au delà de la surface du tableau .Certes les deux espaces me semblent être toujours plus ou moins présents, bien que les modernistes américains aient voulu exclure totalement l’espace illusionniste. C’est avec eux qu’a vraiment émergé la conscience d’un autre espace. Pollock peint par terre pour, dit il, «  être dedans ». Plus tard Soulages dira, « l’espace de mon tableau n'est pas derrière, il est devant », « je suis dedans, dans l’espace du tableau ».

Clement Greenberg, le très influent partisan de la peinture moderniste, perçoit bien que l’espace ainsi élu est foncièrement « physique » et qu’il s’agit, en éliminant l’espace illusionniste, d’exclure tout  pathétique. Car le fait de percevoir une profondeur crée une impression de scène qui va nous évoquer plus ou moins l’humaine condition.

Il faut ajouter que la création de cet espace harmonique hors sens échappe au contrôle. Le peintre chinois doit être agi et Picasso sans doute le rejoint en disant « je ne cherche pas je trouve »

M. V : C’est donc un espace hors sens que vous qualifiez d’espace harmonique.

C-L.G : Oui c’est un espace qui nait des rapports entre  les éléments hors sens de forme et de couleur. Mais pour essayer de mieux l’approcher, j’ajouterai que son visible me semble s’ouvrir sur un champ aveugle. Lors du colloque du CIEN à Saintes j'avais essayé de relier certains travaux d’autistes à des dessins d’enfants et parlé d'un épisode très ancien me concernant. J'avais trois ans et demi, je crois, Une fermière avait porté une motte de beurre et ma mère m'avait demandé de la déposer dans la cuisine au deuxième étage. Or je m’étais arrêté au premier étage et dans une partie très sombre j'avais tout étalé sur une armoire. J’insiste sur le fait que c’était sombre parce que je crois que cela s'était fait sans souci de l’aspect. Et la jeune fille autiste (dont, à Saintes, le cas venait d’être présenté), bien souvent,  ne regardait pas la toile au cours de son geste. Il me semble que la peinture vient d’un tel vécu du corps éprouvé, vécu ici encore indifférent à l’aspect ; lequel va devenir ce qui induit un certain type de vécu à la fois physique et harmonique.

Il me semble que ce type d’expérience de la petite enfance ou de l’autisme pourrait être inclus dans la conception traditionnelle chinoise rattachant la peinture à des gestuelles harmoniques telles que celles du boucher, du charron ou du nageur (Tchouang Tseu).

M. V. : Paul Klee dit que « Le regard suit les chemins qui lui ont été aménagés dans l’oeuvre ». Comment se situe votre travail dans cet espace éprouvé ?

Ce que dit Paul Klee exprime bien ce qui ressort de mon expérience. Mais pour essayer se répondre je dois dire qu’à mon sens la question fondamentale qui se pose au peintre est le choix d’un certain rapport entre l’espace éprouvé et l’espace illusionniste. Ce choix conditionnera les possibilités de création de l’espace éprouvé, les possibilités de la manière.

Le peintre doit se situer par rapport à deux pôles ; l’un où la création de l’espace éprouvé se trouve étroitement assujettie au respect des apparences du monde, l’autre où cet espace peut être créé en toute liberté.

Ce second pôle est bien sur celui de la peinture abstraite. Le modernisme américain, qui en est l’extrême pointe, prétend exclure non seulement la figure mais aussi toute profondeur illusoire.

Sur le bord opposé, il y a notamment la peinture grecque qui valorise la mimésis, celle de la vraie Renaissance ou de peintres tels que Caravage. Il est peut être nécessaire d’essayer de voir à travers un exemple, comment la création d’un espace éprouvé très prégnant peut être compatible avec une grande contrainte du respect des apparences.

Ainsi, le Bacchus des Offices dont Lacan évoque « les raisins admirablement reproduits », recèle tout un ensemble de continuités et de correspondances dont l’harmonie ne vient pas troubler le respect des apparences. Non seulement il y a une harmonie de couleurs, mais aussi se répondent des lignes en arc de cercle dont les enveloppements créent une impression de plénitude sensuelle : plissé autour du bras gauche, fruits, coupe et flacon, musculature de l’épaule et du bras nu, contour du visage, des lèvres, des yeux, du nez, etc.

Cet accord entre le monde et l’espace harmonique a été obtenu grâce à un travail de composition dont on pourra apprécier l’ampleur et la délicatesse en comparant entre eux deux autres tableaux de Caravage, La Diseuse de bonne aventure qui est au Louvre et celle de Rome. En effet la manière du tableau du Louvre est vraiment très proche de celle du Bacchus (les deux œuvres ont d’ailleurs été réalisées dans la même période 1596-1597). Or il est manifeste que la Diseuse du Louvre procède d’une stylisation de celle de Rome. On voit bien comment le motif initial a été modifié pour créer une harmonie de rotondités : coiffe de la jeune femme, manteau sur l’épaule droite du jeune homme, garde très apparente de la rapière, visages dont la structure se retrouve dans le Bacchus, etc.

« La Diseuse de bonne aventure »
(99 x 131cm)
Paris, Musée du Louvre
« La Diseuse de bonne aventure »
(115 x 150 cm)
Rome, Pinacothèque

La plupart des peintres, soit privilégient  l’un ou l’autre l’espace, soit adoptent une position moyenne.Il faut remarquer qu’entre la peinture moderniste et la peinture figurative qui, comme l’expressionnisme, privilégie l’espace éprouvé, il y a une différence radicale. Alors que la peinture moderniste, en excluant tout ce qui peut évoquer l’humaine condition, échappe au pathétique, l’expressionnisme tout au contraire met l’homme en scène à travers une sauvagerie de la manière dont l’effet est souvent dramatique. Quand à l’expressionnisme abstrait, il passe, comme dans Woman VI  de De Kooning, par un massacre du sujet qui en brouille suffisamment la présence pour que l’effet  pathétique se trouve très atténué.En ce qui me concerne, j’ai abordé la peinture dans un écartèlement  entre le désir d’une peinture très physique, libérant la manière, et celui d’un respect des apparences. J’aimais à la fois Rothko et Caravage, cela d’ailleurs comme beaucoup d’amateurs de peinture aujourd’hui. Il me semble même que cette dualité extrême du goût est probablement la caractéristique la plus marquante de la sensibilité picturale du temps présent, après la Modernité.

A.V. : Mais n'y a-t-il pas une troisième solution ?

C L G : En effet, à travers beaucoup de tâtonnements, j’ai fini par entrevoir qu’il y a bien une troisième voie qui fut utilisée dans certaines œuvres baroques. Il s’agissait de traiter respectueusement, selon la mimésis, les éléments les plus humains et de libérer la manière par ailleurs. Le rendu du corps humain et surtout du visage, restait fidèle alors que le pinceau trouvait un champs beaucoup plus libre dans les vêtements et les tentures, ou même dans certains composants du paysage : eau, rochers, feuillages, nuages, etc. Cette orientation est par exemple très nette dans La Mort d’Actéon de Titien, ou dans La Fiancée juive de Rembrandt, fiancée si présente dans son identité de personne alors qu’il y a une véritable barbarie dans la façon de traiter le morceau rouge que constitue la robe.Mon travail s’apparente à cette troisième voie.

« La Mort d’Actéon »
(179 x 189cm)
Londres, National Galery
« La Fiancée Juive »
(121,5 x 166,5 cm)
Amsterdam, Rijks Museum

M. V : Votre solution est donc baroque. Mais quel traitement, quel lien faites-vous entre l’abstraction et la figuration ?

C.L.G : Si mon travail s’apparente ainsi à certaines œuvres baroques, on ne peut pas dire qu’il appartienne au baroque, cela pour plusieurs raisons. Il suffira sans doute de  mentionner ici qu’il s’agit de susciter une première vision dépourvue de sens, quasiment abstraite, avant qu’émergent des éléments figuratifs. Ce rapport entre abstraction et figuration   n’est pas du registre du baroque.C’est une orientation qui radicalise à l’extrême, la dualité du respect qu’implique l’espace illusionniste et de l’irrespect, de la sauvagerie, qu’appelle l’espace éprouvé. Les mots de barbarie et de sauvagerie reviennent fréquemment dans les propos des peintres du début de la modernité, notamment chez Gauguin, alors qu’il s’agissait de libérer la manière du respect du sujet.L’alternance entre le très libre et très respectueux exige du peintre des vécus foncièrement différents. Alors que la manière respectueuse retient la main et la contrôle, la manière libre part de la main et l’on est agi. On est du coté de la barbarie.

A. V : C’est le rapport au réel ?

C.L.G : Les analystes parlent des effets traumatisants du réel. Or lorsque les causes de ce type d’effet sont perçues à travers une œuvre, il se produit généralement une transformation qui est source de plaisir. C’est, me semble t’il, ce qui pose problème lorsque des artistes s’intéressent au réel lacanien. Je me demande si la façon dont Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, renouvellent la conception de la catharsis dans leur traduction de La Poétique d’Aristote, n’introduit pas une perspective tout à fait intéressante. Selon eux en effet, pour Aristote, ce sont les affects pénibles de la crainte et de la pitié, qui, dans la tragédie, se trouvent purgés de leurs effets pénibles. Ceci n’empêche pas de penser que les spectateurs se trouvent purgés de la crainte et de la pitié, mais pointe la mutation qui le permet.

M. V : Lors de votre exposition au congrès de l’AMP en 2014, vous évoquiez un réel respectueux. Qu’est ce réel dans votre peinture ?

C.L.G : C'est le réel de la troisième voie, celui  dont la sauvagerie, comme chez Rembrandt ou chez le Titien de la dernière période, se trouve maintenue hors des champs du plus humain, ceux ci étant consacrés au respect.