Au sortir d’une exposition, ou longtemps après, lorsque les œuvres ne sont plus sous nos yeux, que nous en reste-t-il ? Peut-être l’empreinte d’une commotion première et, au fil du temps, d’imprévisibles résurgences qui attestent que l’art irrigue nos vies. Quand passent les grues cendrées, la série de peintures de Claude-Luca Georges, a laissé dans ma mémoire un long sillage que les mots voudraient aujourd’hui tenter de suivre.
Je mesure tout ce qu’il y a d’aléatoire dans l’effort de revisiter mentalement une exposition. Pourtant, dans le cas des Grues cendrées, l’impression initiale demeure. Elle est celle d’une concomitance des énergies : énergie de la matière travaillée par le geste corporel, énergie iconique des motifs et des dispositifs. Sur des supports de forme ellipsoïdale — on dirait des tablettes d’argiles débourbées de la terre où elles étaient enfouies ou extraites du feu, tant elles semblent à la fois archaïques et nées d’une flamme neuve —, la nuit et le jour sont juxtaposés bord sur bord. Car les tablettes oblongues vont par deux, disposées tantôt verticalement, tantôt horizontalement. Face à chaque diptyque, le regard simultanément se scinde et se réunifie. La matière est comme dotée d’un souffle, tant elle respire à travers ses épaisseurs, ses courbures, ses reliefs, son magma turbulent. Par la couleur, cette matière devient narrative. Au premier chef, elle accueille le ciel dans son substrat terreux et porte en elle le conte immémorial de la nuit et du jour. Aux tablettes nocturnes, le peintre a offert la manne des noirs fuligineux, des bistres, des suies que rehaussent parfois des nuances mordorées ou de sourdes lueurs d’amarante. Dans les tablettes diurnes, la palette a coulissé vers des bleus de lessive, des jaunes de paille ou de Nankin, des ocres qui s’adoucissent jusqu’à des pâleurs de sable ou de nuage. Face aux peintures de Claude-Luca Georges, l’œil devient tactile.
Mais à l’émotion qui a trouvé son point d’éveil au contact visuel de la matière et de la couleur, les tablettes offrent aussitôt un horizon de sens, un champ d’écho intérieur. Il suffit pour cela du passage des grues cendrées, sobrement inscrites à la surface des supports, et comme figurées dans le signe de leur envol. On disait jadis des grues qu’elles étaient les oiseaux de Palamède. Inventeur mythique du jeu d’échecs, mais aussi de l’alphabet, il aurait imaginé les lettres lambda et upsilon en observant le dessin formé dans le ciel par le vol des grues. Ainsi, parmi les multiples résonances suscitées par les peintures de Claude-Luca Georges et par son choix médité du motif des grues, il en est qui nous ouvrent à la profondeur des temps. Si de Grèce nous passons en Inde, c’est à une autre dimension de l’écriture que s’associe l’oiseau migrateur. Au début du Ramayana de Valmiki figure un épisode adventice dans lequel un membre d’une tribu de la forêt tue cruellement et sans nécessité le mâle d’un couple de grues. Le meurtre a lieu pendant la danse nuptiale. Le poète assiste à la scène et entend le chant de douleur de la femelle éplorée. Par une étymologie imaginaire nouée à une proximité phonique, cette séquence permet à Valmiki de donner un fondement mythique à la naissance du poème : le profond chagrin de la perte — soka — lui inspire un distique — sloka — à partir duquel les milliers de vers du Ramayana sont engendrés.
Visualisant les yeux clos les peintures de Claude-Luca Georges, les revisitant dans le souvenir, c’est à un autre poème encore que j’ai pensé. L’auteur en est Rassoul Gamzatov, un poète de langue avar originaire du Daghestan. Un long cortège de grues blanches est passé dans le ciel. Gamzatov voit dans ces oiseaux la réincarnation des soldats de son pays qui trouvèrent la mort sur les champs de bataille pendant la guerre contre l’envahisseur nazi. Publié en traduction russe dans la revue Novy Mir en 1968, Jouravli fut ensuite mis en musique et interprété par l’illustre Mark Bernes. Ce fut la dernière chanson qu’il enregistra. Gamzatov avait écrit ce poème après s’être rendu à Hiroshima. Dans le Parc de la Paix, il s’était recueilli devant le monument érigé en mémoire de Sadako Sasaki, jeune écolière japonaise née en 1943 et morte à douze ans d’une leucémie due au bombardement atomique. Pour conjurer l’issue fatale de sa maladie, une amie de Sadako lui avait conté la légende des mille grues et l’avait incitée à confectionner autant d’oiseaux en papier plié. L’origami des mille grues tenues ensemble par un fil ne permit pas à Sadako d’exaucer son vœu de guérison. Utilisant jusqu’aux étiquettes de ses fioles de médicaments, elle avait réalisé plus de la moitié de la guirlande quand elle mourut le 25 octobre 1955. Ses camarades achevèrent après elle sa tâche et l’on continue aujourd’hui de déposer des origamis au pied de son mémorial.
En regardant Quand passent les grues cendrées dans les jours de l’exposition, ma pensée s’était bientôt tournée vers d’autres migrations, celles des hommes et des femmes que la guerre ou la misère chassent aujourd’hui de leur terre et qui ont tout perdu. J’ai eu le sentiment que le peintre avait lui aussi songé à leur périlleuse errance qui épuise les corps mais non les rêves d’un rivage hospitalier. C’est plus tard que me sont revenues en mémoire les grues blanches de Sibérie que j’avais aperçues du côté d’Astrakhan, dans le delta de la Volga, dernière halte peut-être, sous les couloirs du ciel, avant l’hivernage de l’autre côté de la Caspienne, sur les rivages de la province iranienne du Mazandaran. La réserve naturelle d’Astrakhan avait été instituée deux ans après la Révolution de 1917 et le poète futuriste Vélimir Khlebnikov, dont le père était ornithologue, avait appelé sa création de ses vœux.
Dans la toundra de Sibérie occidentale, la grue blanche — sterkh en russe — est aujourd’hui fragilisée et menacée. Il n’en reste que très peu de spécimens à l’état sauvage. Dès 1979, les ornithologues soviétiques se sont efforcés de protéger l’espèce dans la réserve de biosphère de l’Oka. À une date plus récente a été institué un programme nommé « Le vol de l’espoir ». De grues de Sibérie naissent et sont élevées dans la réserve pour être ensuite rendues à la vie naturelle. Il faut enseigner aux jeunes oiseaux les techniques du vol, les voies migratoires, et les conduire au loin, par étapes, jusqu’aux aires d’hivernage. C’est à bord d’un deltaplane servant de guide à la volée que les hommes dispensent cet enseignement aux oiseaux. L’initiative avait bénéficié dans les premiers temps du concours d’Angelo D’Arrigo, le « funambule de l’extrême » qui avait lui-même développé sa technique de vol en étudiant les grands oiseaux planeurs.
Les peintures de Claude-Luca Georges m’ont emmené loin. Vers la merveille par exemple d’un envol de milliers de grues cendrées au lac du Der, dans la Champagne humide. Ou dans les pages de Peter Simon Pallas, qui fut le premier à dépeindre la grue blanche de Sibérie (Grus leucogeranus). Ce naturaliste allemand, invité en Russie par Catherine II, se vit confier la direction d’une expédition qui dura six ans et au terme de laquelle plus de 27000 verstes furent parcourues. Publiés en 1771-1776, les Voyages de M.P.S. Pallas en différentes provinces de l’empire de Russie et en Asie septentrionale relèvent le défi de donner une description minutieuse et encyclopédique de l’immense territoire sur lequel régnait la tsarine. Ossip Mandelstam s’enchantait de la prose de Pallas : « Pallas sifflote Mozart. Il chantonne Gluck. Quiconque n’aime pas Haendel, Gluck et Mozart n’entendra rien à Pallas. Voici un écrivain qui n’est vraiment pas fait pour les oreilles frustes » C’est au printemps 1771, non loin des rives du Tobol, que Pallas aperçoit à plusieurs reprises des grues de Sibérie : « Les jeunes parviennent presque à leur grosseur dès la première année. Leurs plumes sont d’un jaune d’ocre, un peu blanches par-dessus ; la tête est un peu noire près du bec. La seconde année, ils deviennent blancs, et ne conservent que les pennes ou grosses plumes noires. La tête rougit partout où il n’y a point de plumes, c’est-à-dire, jusqu’au-dessous des yeux, et elle se garnit de petits poils de la même couleur. La peau, le bec et les pieds deviennent rouges ; le col seul conserve un peu de jaune couleur de feu. Cette nuance se perd à mesure qu’elles vieillissent ; elles ont alors partout la blancheur éclatante du cygne. [...] On ne les rencontre nulle part par troupes aussi nombreuses que la grue ordinaire. Il paraît que les voyageurs qui ont parcouru anciennement la Sibérie, ont pris cet oiseau pour la cigogne blanche, à cause de l’affinité du nom russe STERKH avec le mot allemand STORCH, cigogne ; ils ne se sont pas donné la peine de l’examiner avec attention, car ils auraient remarqué une très grande différence. »
Les peintures de Claude-Luca Georges avaient été un saisissement. Les revoir serait un même saisissement, car elles ont le don de l’inépuisable. En attendant, leur souvenir se compose avec la vie et entraîne à des dérives douces, à d’impondérables correspondances ou migrations intérieures dans l’espace de l’être qu’elles auront agrandi.
(Quand passent les grues cendrées, Claude-Luca Georges, Espace Bateau-Lavoir, 30 novembre 2018.)
A l’approche d’une forêt, on ne voit rien. C’est devant nous un bloc, une frondaison compacte qui sépare le monde d’ici avec celui que nous foulerons une fois pénétrée. C’est une limite. Une limite à dépasser, nous ayant attirés depuis la route qui nous y a conduits : ce que nous sommes en train de regarder devant nous, cette barre feuillue comme un mur est un effet de densité, seulement un effet d’optique. Dedans, on le sait pour s’y être déjà aventurés plusieurs fois, c’est autre chose. Depuis l’ordre des choses dont on vient, l’effet d’optique est total, c’est une obturation voulue par la nature, qui protège son secret sauvage à l’abri du regard humain. On semble interdits. On vient d’ailleurs, d’autre chose, de la vie normale, du métro bondé, de la pluie et du vent de novembre, citadins. On arrive d’un autre monde, celui des valeurs sociales, là où l’esprit n’habite plus, du grand marché, de la vie confondue avec l’économie. On débarque, vêtus de bruit et de fureur, peut-être même de bruit et de fureur désirés et jouissifs. On entre dans une exposition sans rien voir. Sans pouvoir de voir. On arrive dans une exposition et le regard tombe sur la frondaison d’un bois sombre, fonçant encore la limite du voir. C’est une série. Une déclinaison, où l’on reconnaît des formes et des couleurs répétées dont il faudra saisir, sans doute, la valeur des variations. On longe d’abord cette surface d’un parcours aléatoire qui nous sépare encore de la forêt. Nous sommes à l’orée, nous entrons. Le temps de cligner un peu des yeux, d’accoutumer nos pas à ce nouveau sol et soudain, ce qui semblait de loin opaque et obscur grouille de vie sonore et lumineuse.
On se laisse d’abord aller à voir autant de peinture que de sculpture. Ce ne sont pas des cadres, ce sont des formes ovales, que je voudrais appeler feuilles, feuilles libres qui s’échappent du mur où elles sont accrochées, feuilles sur lesquelles plâtre et pigments fabriquent cette matière de frondaison, dans laquelle on avance en découvrant le monde vibrant qui se passait d’abord de notre présence pour exister. Et puis on voit une structure où elles vont par deux et s’entrecroisent, formant (y voit-on peut-être) le signe Infini. Et puis, c’est frappant cette dualité sombre et claire qui fait penser au symbole Tao du Yin et du Yang, l’un et l’autre inséparables et contraires. On entre plus profondément. Dans la feuille sombre, à gauche, ne seraient-ce pas des pieds de femme, peut-être même de danseuses, de comtesses dans les parcs, détails de Poussin ou de Watteau, robes extravagantes, musiciens, désirs physiques ? Dans la feuille claire, passage de grues, ligne claire du ciel, Poussin encore, merveilleux nuages, d’autres arbres, palmeraies silencieuses, le bleu. Le passage. Dans la feuille sombre, brusque soulèvement de pigments noirs-bruns par vagues, monts océaniques à l’œil cyclonique, dans la feuille claire, atmosphère calcaire des eaux vives qui chuchotent la fraîcheur d’un puits, le blanc. Le passage. Comme si dans l’instant même de ce passage, de n’importe quel passage et de n’importe quel instant, toute la culture et toute l’histoire portaient leur inscription potentielle. Oui, c’est bien ce qu’on finit par voir au cœur de la forêt grouillante de vie au cœur double, que chaque moment est le seau du vaste monde déjà écrit, déjà peint, déjà composé. Que chaque moment est autant la fragile défaillance des cultures que la permanence de leur dialogue.
Comme le figuier de Rilke dont le pur secret du fruit « jaillit hors du sommeil dans le bonheur de son accomplissement le plus doux », les grues cendrées de Claude-Luca Georges emportent le secret de leur passage en pythies, qui nous questionnent et nous laissent témoins obsessionnels d’une légèreté du partir qu’on n’a pas. On voit soudain : un couple sous un parapluie regarde passer les signes, vol migratoire surimprimé devant leur regard mouillé par la pluie. On pense au Sourire du Tao de Lawrence Durrell, dont l’invité chinois lui apprend que selon le Tao, « hommes et femmes sont alliés naturels, partenaires sexuels d’une technique cosmique ». On rêve un moment de cet autre dialogue en acte. S’il y a une épaisseur matérielle dans cette peinture, c’est, se dit-on, pour témoigner de la présence physique de cette double dualité : l’histoire et l’instant, l’occident et l’orient. Il y a l’histoire et l’instantanéité, la volonté et le détachement, le matériel et le fugace. Mais la dualité existe aussi dans le sens de la profondeur qui va de la surface cachée à celle du bord des yeux. Elle va (ou plutôt elle vient, elle provient), elle, du passé au présent, du toujours-là au déjà-plus, du same-old’ au petit matin frais, orient et occident dans le même marbre, même épaisseur historique, même sillon du vide et du renouveau dans le creuset profond du temps. Ce qui disparaît réapparaîtra, certitude sombre et claire à la fois. La grue est l’attribut de la longévité dans l’iconographie chinoise tandis qu’en Grèce, c’étaient danse de joie et amour de la vie.
On voit tout cela, curieusement, avidement, comme une persévérance figurative dans un plein de caché. On ne voit pas encore le tout du peintre, dont la patience a déposé l’une après l’autre sur la surface ses couches historiques, alluvions, feuilles mortes décomposées, terreau de l’invisible, terreau du visible. Il faudra sans doute tenter une autre approche une autre fois, revenir, repartir de l’orée, retraverser la forêt par un autre chemin, prendre un risque encore plus grand, celui de s’y perdre. Y a-t-il une totalité visible qui nous échappe ? Ce qu’on est sûr de voir, c’est qu’il y a une pensée de la totalité du visible. Et que c’est la matière qui résout les contradictions, la dualité fatale d’un tel risque avec la pensée. Le hasard a voulu que la date du vernissage de Claude-Luca Georges coïncide avec le projet de me rendre à Bâle pour voir l’exposition Balthus à la Fondation Beyeler. Sortant de cette coïncidence, je me suis dit que les œuvres les plus passionnantes sont toujours celles des hommes solitaires qui s’autorisent à ressaisir une totalité dans une manière qui n’appartient qu’à eux.
Regarder un tableau de Claude-Luca Georges est toujours une expérience. Cet artiste singulier a le don de mettre à mal notre façon d'appréhender le réel. ll nous plonge au cœur d'un dilemme dont la résolution constitue l'essence même de son travail : l'effacement ou la trace.
Ni tout à fait figuratif, ni tout à fait abstrait, Claude-Luca Georges invente une autre logique picturale, distribue l'espace de ses toiles avec une maîtrise à la fois très neuve et très ancienne, non sans ruse parfois ni sans gout de l'énigme. Son œuvre nous pose une série de questions que le tableau ne prétend pas épuiser ou résoudre mais qu'il rehausse, au contraire, et met en scène inlassablement dans de savants jeux de pistes ou des puzzles au calme trompeur.
Loin des académies et des avant-gardes, au moyen d'une technique éprouvée, empruntée, entre autres, à la peinture du XVème siècle, Claude-Luca Georges renouvelle notre confiance dans un art qui appartient aujourd'hui à ce que Nathalie Sarraute a nommé « l'ère du soupçon ». ll retourne la proposition d'André Chénier : « Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques ». Dans son approche de notre monde éclaté, peut se lire une physique du geste primitif, inaugural, qui n'a guère varié au fond depuis l'anonyme génie de Lascaux, mais aussi une métaphysique.
ll nous dit que c'est dans le retrait que git la vraie présence, que c'est dans l'estompe que le sujet rayonne. L'essentiel est en creux, dans la faille, la défaillance. D'un côté, la puissance élémentaire brassée à pleine brosse ou taillée au couteau - enchâssement de glacis tourmentés, avancée inexorable de la proue d'un paquebot nocturne, fureur déferlante d'une houle taurine, profusion liquide d'un feuillage d'été, apparition nervalienne d'un grand château de brume - et de l'autre, à peine décelables au premier abord, mais surgissant peu à peu dans les interstices et s'imposant à la contemplation passive du spectateur, les figures fugitives d'un quotidien perdu, les icônes modestes et triomphantes du mystère de vivre, saisies entre chien et loup, comme derrière une vitre embuée, à la lisière...
L'étincelle est quelquefois plus vive que le brasier dans la mémoire de l'œil.
Pierre Lepère
Pierre Lepère est poète, romancier, essayiste. Parmi ses livres les plus récents, citons
Le ministère des ombres, (roman) 2010.
Un prince doit venir (roman) 2011.
Le locataire de nulle part (poèmes) 2013.
Marat ne dort jamais (roman) 2014.
écrit à partir du thème des « Taurides » (exposition des Saintes à l'Abbaye aux Dames en 2013)
Au commencement, il y a la matière dont on ne pourra plus faire abstraction : une pâte gravide à laquelle la main de l'artiste, travaillant l'épaisseur, a gardé sa brutalité élémentaire ; avec les aspérités qui font événement pictural et chromatique.
Les fragments aux contours irréguliers qui ordonnancent chaque pièce sont ainsi autant de tessons, tablettes, ostraca exhumés de quelque enfouissement archaïque.
C'est cela : la matière ainsi exposée révèle le genre de l'artiste comme une exhumation de formes et de couleurs. La fouille arrachant des trésors au ventre des abîmes, détruisant ce qu'elle remonte au jour: l'irréductible secret des sortilèges de l'art.
Tel serait le prix à payer pour approcher la création : la recherche dans la nuit, l'enlèvement, le bris, la saisie des morceaux épars à recomposer mais pas sans la faille, la rupture, l'interruption qui sont constitutives des formes. Qui en donnent la clef de lecture, c'est-à-dire la déconstruction.
Et, avec ce travail, le rêve sans fin poursuivi sur la matière composable de l'entièreté de l'œuvre.
Le ciel de l'œuvre.
ll y a à l'œuvre dans les composables de Claude-Luca Georges le rêve du symbolon impossible : faire se rejoindre les deux parties de la tesserre que les hôtes étrangers se sont partagés en signe de reconnaissance.
Je vois dans les installations de Claude-Luca Georges si étrangement combinées, la parabole du tragique bonheur de l'art : voué à l'inachèvement et se nourrissant de l'inachevable.
Puis la matière progressivement se fait porte-rêves.
Le peintre travaille sur le motif. La série des Taurides est particulièrement emblématique qui place l'installation à l'enseigne du taureau, et de l'enlèvement d'Europe sur terre par le dieu des dieux. Sauf qu'Europe enlevée ne se voit pas d'emblée et qu'il faut l'enlever, après examen, à l'aplat des surfaces tonales : elle arrive alors sur la rétine, robe bleue sur taureau terre de sienne, fond de ciel bleu noir où le croissant de lune est corne de bovidé.
Claude-Luca Georges procède selon un dispositif en trompe l'œil. Le travail de fouille est ainsi rejoué à la surface du subjectile, lequel requiert l'œil spectateur à la recherche, dans le jeu des masses colorées, de scènes et acteurs qui n'arrivent à la perception qu'en différé.
Avec la dynamique de l'image à double vue, à double focale, tel aspect de montagne, paroi abrupte brun acajou découpée sur bleu céleste dont le ton redoublé en bas signale un lac au pied des roches, ce paysage de montagne se révèle à la scrutation une scène animale : elle figure deux taureaux vis-à-vis, corne à corne, se désaltérant dans le même courant.
Le titre, Buveurs de ciel, encourage la métaphore et le rêve. Autrement dit, les transports. Y compris le transport, poétique, qui fait passer la lecture de l'image affichée à l'image cachée. L'image dans le
tapis. L'infra-image.
Où la figure du taureau est métaphore du transport de l'art.
Les Taurides de Claude-Luca Georges, c'est l'art en ses transports.
Dans ce jeu des images, le regard devient archéologue des surfaces, déchiffreur des traces cryptées. Mais surtout, pour arracher à la matière la substance des rêves, entrevoir divines formes dans les pesanteurs de la chose, il fautenjamber la faille - parfois cassure, parfois blessure à vif, entame : De lave et de sang - : il faut marcher sur l'abîme, transgresser, pour passer du côté de la représentation. Du côté du rêve.
Les interruptions varient, se multiplient, forment panneaux coulissants, coulisses. Nous sommesaucœur du théâtre de la peinture. C'est-à-dire, en toute logique poétique, celle de Claude-Luca Georges, au Cœur théâtral du taureau : rideaux rouges de la scène ouverte sur quel songe (bleu-gris) indéfini ? Sur quelle vérité cardiaque ?
Théâtre du cœur. Théâtre du regard. Théâtre du peintre. Les composables des Taurides forment entre ciel et terre les constellations de l'art. Les figures stellaires sont annoncées dans le poussier des sols. Elles sortent de la tesselle dans l'espace qu'elles étendent.
Mireille Calle-Gruber
Mireille Calle-Gruber a conjugué une carrière universitaire fort active avec la réalisation d'une œuvre littéraire très importante. Il y a notamment :
- de nombreux essais, principalement sur des auteurs contemporains (Michel Butor, Hélène Cixous, Marguerite Duras, Pascal Quignard, Claude Simon, etc.), ou des artistes (Nelly Kaplan, jacques Rivette, etc.)
- des fictions, dont pour les plus récentes, « Tombeau d'Akhnaton » ( 2006 ) et « Consolation » (2010) (inspirée par la vie et l'œuvre du peintre Félix Nussbaum).
Elle a dirigé I'édition des Œuvres Complètes de Michel Butor, à la Différence. Elle a collaboré à Œuvre de Claude Simon et réalisé la postface de I'édition de la Pléiade ainsi qu'une biographie du Prix Nobel.
écrits à partir d’œuvres de l’exposition « Lit, terre et ciel », présentées lors de la rencontre Poésie et peinture à la Chardière (Chantonnay, 85110, en 2014)
Chant I : Les buveurs de ciel
Je suis la fiancée
couleur de sang
née de la soif
où s’ouvre la faille des volcans
je suis la fiancée celle du chant
j’ai dérobé des paysages de lune
des soulèvements d’océan
et encore des toisons
des hurlements nocturnes
je les ai cousus sous ma robe
dans mes mots
mais cela n’a pas suffi
il fallait que tu viennes
taureau abreuvé à l’écorce de la nuit
que tu viennes toi le fiancé d’amour
pour boire face
boire
toute l’ouverture des cuisses
et des torrents de ciel.
Chant II : La robe des tumultes
Rien n’est venu des rêves
du labour profond des terres d’ombre oui
une crue d’entrailles
ô sauvages sont les paroles
qui écartent les mâchoires du temps
une crue de tumultes une crue de houle
je la porte rouge et brûlante
elle habille mon corps
elle bouge dans l’ or des pierreries que je t’offre
j’ai glissé dessous mes mots
ils brillent
vermeils
n’aie pas peur amour
enlace les anneaux à tes doigts
trois pour chaque main
les autres je les déposerai sur ton torse
en ferai un collier de poèmes
grenat cerné d’or avec des reflets d’ambre
n’aie pas peur amour
le rouge irruption sauve la vie
et donne seul au bleu
son infini.
Chant III L’aube porte notre nom
A cru
une chevauchée de lumière
cela
venu d’entre nos cuisses
du ventre de la terre
l’étreinte des amants
de si loin
une chevauchée de lumière
vois amour
l’aube arrive qui garde trace
si bleue si vive
elle a même épousé les ombres
le rose de ma chair étincelle encore
partout dans l’air
je la drape pour le jour
de ton nom
comme tu portes le mien chevalier d’amour
dans le sang qui coule un peu
de ta main
l’aube arrive
la nôtre
nous l’avons tendue de mots sauvages
et des joies les plus hautes
vois amour
elle déverse le jour sur les terres
comme il est doux et nouveau
le temps s’ouvre
accorde enfin les chemins.
Patricia COTTRON-DAUBIGNÉ a publié des poèmes dans de nombreuses revues telles que Décharge, FRICHES, Ici è là, Triages, Contre-allées, N4728, etc. et sur publi.net et remue.net. Participe à des lectures lors de festivals et marchés de poésie. Rédige des notes de lecture, lisibles sur remue.net, Terre à ciel et Recours au poème. Travaille avec des peintres, dernièrement Pierre Rosin et Claude-Luca Georges.
Derniers recueils parus :
Croquis urbains, héro chez Contre-allées (juin 2010); Croquis-démolition chez La Différence (septembre 2011), prix de la Voix des lecteurs de Poitou-Charente et prix des collégiens de la biennale internationale des poètes en Val-de-Marne, une adaptation de Gilgamesh chez Gallimard Folio plus (septembre 2011) et Visage roman chez L'Amourier (mai 2014).