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UNE PEINTURE DES DEUX VISIONS

L’abstraction permet de renforcer l’impression physique de la peinture, son effet de corps. On peut apprécier cette accentuation sans pour autant se satisfaire de ce seul effet. Et c’est grâce à deux visions successives, qu’il sera possible de créer un effet poétique alliant une liberté de la manière tendant à l’abstraction et une figuration.

La conscience la plus claire de cet abord de la peinture nous est donnée par Nicolas Poussin qui conseillait de regarder ses tableaux en privilégiant tout d’abord le jeu des formes et des couleurs dans une perception qu’il nomme « l’aspect », avant que survienne une autre perception, « le prospect », qui elle interroge, identifie et relie au déjà connu. « L’aspect » nait d’une vision globale, non focalisante qui, dans une absence du désir d’identifier, est aimantée par les rapports harmoniques. Nicolas Poussin soulignait que les deux visions sont de nature foncièrement différente, la première étant «passive», la seconde «active» [1].  Sa peinture favorisait l’appréhension de « l’aspect » par l’opposition entre des taches vivement colorées, vêtements surtout, et l’ennoiement de certains motifs. C’est la faiblesse des écarts de couleur ou de valeur qui permet de fondre ces motifs parmi d’autres.

Il existe une peinture qui, par son seul effet induit deux visions successives. C’est la peinture chinoise de paysage. Sa dualité est liée à la distinction entre « formes permanentes » et « formes impermanentes ». Comme le disait au XIe siecle Su Dongpo, figure éminente de la littérature et de la pensée, « En peinture…les hommes, les animaux, les bâtiments, les objets utilitaires ont une forme permanente, alors que les montagnes, les pierres, les bambous, les arbres, l’eau, les vagues, la fumée, les nuages, n’ont pas de forme constante, mais une nature permanente »[2]. La montagne et l’eau, qui constituent les motifs majeurs de la peinture chinoise de paysage peuvent donc être traités avec une grande liberté stylistique. Les hommes et leurs constructions exigent certes un rendu plus fidèle mais, étant des détails dans le paysage, ils n’apparaissent pas d’emblée.

Comment induire deux visions successives sans réduire les formes permanentes au détail ? Sans doute y-a-t-il une certaine diversité de moyens. Ainsi le retournement de la figure humaine, fréquent chez Baselitz, peut permettre de différer la vision identitaire. Mais la voie majeure est celle dans laquelle on conjuguera les deux procédés mentionnés à propos de la peinture de Nicolas Poussin et de la peinture chinoise de paysage : ennoiement de formes permanentes et liberté de traitement de formes impermanentes. Souvent il s’agira de traiter le vêtement comme une forme impermanente et de fondre suffisamment dans un ensemble, les formes permanentes que sont le visage et d’autres parties du corps, pour qu’elles n’émergent pas immédiatement. Si le vêtement n’a pas été considéré par les artistes chinois comme une forme impermanente, dans la peinture occidentale il a souvent été le motif donnant le plus de liberté à la manière. Avant même la Modernité, il a pu parfois devenir quasiment abstrait, notamment, chez Rembrandt dans certaines des dernières œuvres telles que « La scène de famille » ou « La Fiancée juive ».

 

Ainsi l’enjeu de cette orientation de la peinture est-il un au-delà poétique de la Modernité empreint de l’effet de corps qu’elle a libéré.



[1] Lettre de Poussin à Sublet de Noyers, citée par Félibien dans ses Entretiens sur les vies et les ouvrages des plus excellents peintres, Paris, 1685, p. 278, et dans la Correspondance de Nicolas Poussin publiée d’après les originaux, présentée par C. Jouanny, archives de l’Art français, Paris, 1911, p. 139-147.

[2] Pimpaneau Jacques, Anthologie de la littérature chinoise classique, Arles, Editions Philippe Picquier, p. 398.